Notre monde progresse avec la prétention de garantir la stabilité et la paix sur la base d’une fausse sécurité soutenue par une mentalité de crainte et de méfiance (Pape François, Lettre encyclique Fratelli tutti, 1, 46)
Calais- 6 février 2024-
Matin. A l’accueil de jour du Secours catholique des Erythréennes me proposent un café. Dans ce cocon, elles se réchauffent et se reposent sur les canapés, emmitouflées dans un sac de couchage. Deux enfants les accompagnent. J’ai vite fait de sympathiser avec le plus grand, de partager ses jeux et ses rires, avant que sa petite sœur ne me prenne par la main pour aller fouiller dans le bac à jouets à la recherche d’un biberon pour sa poupée.
Comment, depuis, ne penserais-je pas à ces deux petits, dès que les médias annoncent qu’un enfant s’est noyé lors d’une traversée de la Manche ou dans un des cours d’eau qui s’y jettent ?
Midi – Nous partageons le repas de funérailles d’Odey, jeune Soudanais enterré le matin même : dix jours auparavant, il s’est tué en tentant de monter dans un camion. Comment ne pas penser à son parcours migratoire depuis un pays en guerre, à ses rêves ? Quelle est la première inégalité sinon celle du pays de naissance ? Le droit à la mobilité, inscrit dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, permet de garder espoir en un avenir meilleur.
Après-midi - Avec un bénévole de terrain du Secours catholique, nous partons en maraude, en périphérie de la ville, d’abord dans un squat, puis dans un de ces campements disséminés depuis le démantèlement de la grande jungle : la cartographie des lieux de vie est parfaitement connue des associations Nous recevons le don de l’hospitalité : de jeunes hommes originaires du Soudan nous font une place autour du feu (ce jour-là la pluie menace et le vent souffle sur Calais) , nous tendent un gobelet de café , nous offrent leurs sourires ; nous sommes au milieu des tentes montées sur des palettes et dont les alignements occupent tout l’espace de cet entrepôt abandonné : les échanges sont facilités par la présence d’un bénévole soudanais qui assure la traduction . Un peu plus loin d’autres exilés ont dressé leurs tentes au milieu des bosquets. Ils se serrent autour d’un feu sous une bâche de fortune qui ne les protège guère de la pluie et du vent mais ils nous offrent le siège le plus à l’abri, un gobelet de café, et leurs sourires éclatants.
Repoussés loin du centre-ville, subissant tous les deux jours des expulsions destinées à empêcher « tout point de fixation », obligés de marcher des kilomètres pour se nourrir aux points de distribution des associations, ils résistent de toute leur humanité.
C’est dans cette zone- frontière où tout est fait pour déshumaniser l’autre, que j’ai rencontré ces femmes, ces hommes et ces enfants qui m’ont renvoyé en miroir ma propre humanité.
Soir – Dans le parc Richelieu, nous participons à la commémoration internationale des morts aux frontières : les noms, les âges, les pays, les raisons du décès se succèdent …Une année de morts à la frontière franco-britannique. Comment ne pas être convaincue que la fermeture des frontières, la construction de toujours plus de murs (2000 kms déjà dans toute l’Europe et on continue à en édifier) tuent toujours plus de personnes, qui sont mes sœurs et frères en humanité ? Les mots du prophète Zacharie résonnent en moi : « Je livre les hommes aux mains les uns des autres, et aux mains de leur roi. » (Za, 11, 6).
Comment ne penserais-je pas à eux tous alors que nous nous apprêtons à élire nos députés européens ? « C’est l’humilié que je vois, l’homme abattu […] » (Es, 66, 2)
Mais quelle Europe voulons-nous donc ? Une Europe du repli sur soi, qui voit dans toute personne en migration un danger non seulement pour sa sécurité, son identité, mais aussi pour son confort ? ou une Europe qui assume ses valeurs chrétiennes, humanistes, et qui accueille ? Nous en sommes si loin ! Avec le pacte pour l’Asile et l’immigration récemment adopté , au lieu de rompre avec le « tout sécuritaire » et la criminalisation des personnes migrantes , au lieu d’ouvrir un chemin à une politique concertée de l’accueil entre tous les états européens, au lieu de penser « couloirs humanitaires » et sécurisation des parcours migratoires ,l’Europe verrouille encore plus ses frontières, en multipliant les hotspots[1] à seule fin de bloquer le plus possible les migrants aux portes de l’espace européen, et de trier les personnes en fonction de leur origine géographique sans prendre en compte leur situation personnelle, remettant en cause , ipso facto, les principes du droit d’asile.
Nous connaissons pourtant depuis longtemps les conséquences d’une telle politique, inefficace, coûteuse et mortifère : les migrations sont un phénomène naturel, le droit à la mobilité est inscrit dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, et les personnes continueront de quitter leur pays. Le budget de Frontex[2] a été multiplié par 10 depuis sa création en 2004 ; la sécurisation de la frontière à Calais coûte 120 millions par an aux contribuables français. Pour quel résultat ? La multiplication des murs, des hotspots, n’arrête personne mais elle contraint des femmes, des hommes, des enfants, à chercher d’autres voies migratoires de plus en plus dangereuses, et ce sont les passeurs qui en tirent profit. [3]
Oui, quelle Europe voulons-nous ? Une Europe qui organise l’accueil de ceux et celles qui fuirent guerres, discriminations, misère ? Ou une Europe qui fuit ses responsabilités en externalisant de plus en plus loin ses frontières, déléguant la gestion des flux migratoires à la Libye, l’Albanie, la Turquie, la Serbie,[4] la Tunisie ou l’Egypte, à ces « pays tiers » dont les gouvernements autoritaires ne respectent pas les droits humains, ce qui expose les personnes migrantes à des violences de toutes sortes et à des refoulements, au mépris du droit d’asile ?[5]
Oui, quelle Europe voulons-nous, en tant que chrétiens ? La conférence des évêques européens déclare « partager le projet européen d’une Europe unie dans la diversité, forte, démocratique, libre, pacifique, prospère et juste » et nous invite à « choisir, de manière responsable des députés européens qui représentent nos valeurs et œuvrent pour le bien commun ». Au moment de voter rappelons-nous aussi la lettre du pape François pour le Carême 2024 : « Aujourd’hui encore, le cri de tant de frères et sœurs opprimés parvient au ciel. Posons-nous la question : est-ce qu’il nous parvient à nous aussi ? Nous ébranle-t-il ? Nous émeut-il ? De nombreux facteurs nous éloignent les uns des autres, en bafouant la fraternité qui, à l’origine, nous liait les uns aux autres. Lors de mon voyage à Lampedusa, j’ai opposé à la mondialisation de l’indifférence deux questions : « Où es-tu ? « (Gn 3, 9) et « Où est ton frère ? » (Gn 4, 9) »
Nous sommes donc appelés, parce que nous sommes disciples du Christ – « J’étais un étranger, et vous m’avez recueilli » (Mt, 25, 35) - à voter pour des candidats dont les idées ne sont pas contraires aux valeurs évangéliques, pour des candidats qui veulent une autre politique migratoire européenne, une politique qui fasse enfin place à l’accueil digne de l’autre, de l’étranger : c’est là aussi que se joue l’avenir du projet européen, au nom de la Fraternité qui est un don de Dieu.
Dieu, Père tout-puissant,
Soutiens-nous avec la force de ton Esprit,
Pour que nous puissions manifester ta tendresse
A chaque migrant que tu places sur notre route
Et répandre dans les cœurs et dans tous les milieux
La culture de la rencontre et de la protection.
(Prière du pape François pour la Journée Mondiale du Migrant et du Réfugié 2023, extrait)
Claudine Lanoë, déléguée diocésaine à la Pastorale des migrants.
[1] Un hotspot est un camp où sont retenues les personnes migrantes pour y être enregistrées. Les premiers étaient situés en Grèce, en particulier le camp de Moira sur l’île de Lesbos ; on connaît aussi celui de Lampedusa en Italie. D’autres sont le résultat de la politique d’externalisation des frontières de l’Europe, comme celui d’Agadez au Niger, sous l’égide de la France, avant la prise du pouvoir par la junte militaire.
[2] Frontex est l’agence européenne chargée du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen.
[3] A Calais, un small boat qui embarque 50 personnes avec une moyenne de 2000 euros par passager, rapporte 100 000 euros que la traversée réussisse ou pas.
[4] La Serbie a dû, en 2022, durcir sa politique de visas sous la pression de l’Europe. Les ressortissants de Tunisie, d’Inde, du Burundi, de Cuba, de l’Egypte pouvaient se rendre sans visa dans ce pays situé aux portes de l’UE ; la route des Balkans était devenue une voie d’entrée dans l’espace européen : la Serbie, qui veut faire partie de l’UE, a dû donner des gages et harmoniser sa politique migratoire sur celle, restrictive, de l’Union. (Source : documentaire « Migrants : les failles de la forteresse Europe », Théma , Arte – 2024)
[5] Le 15 août 2021, les Talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan ; alors que, selon l’ONU, 500 000 Afghans étaient en danger de mort, l’Europe n’en a accueilli que 30 000. Pour éviter l’afflux de réfugiés l’UE a financé à hauteur de 200 millions d’euros un mur entre la Turquie et l’Iran et a financé les centres de rétention ouverts en Turquie pour les Afghans ; en 2022 40 000 Afghans ont été expulsés de force vers Kaboul par la Turquie. (Source : documentaire « Migrants : les failles de la forteresse Europe » Théma , Arte , 2024.)